De l'impact d'avoir un Windows Phone
Une ère arrive (vraiment) à sa fin. Alors que la presse s'émeut du débranchement de BlackBerry, dont les téléphones ne fonctionnent volontairement plus depuis le 4 janvier (cas d'école d’obsolescence programmée… à distance), je m’apprête à faire de même avec mon téléphone (qui pourtant fonctionne toujours, contrairement à ce que certains peuvent en dire!). D’ici peu, je vais vraisemblablement remiser définitivement mon Nokia Lumia 735 au placard, et changer de téléphone, mettant fin à 8 ans de vie sous Windows Phone, le système d’exploitation de Microsoft. Huit années vécues en marge de la société, habituée aux téléphones sous iOS et Android, débordant d’applications, de réseaux sociaux, de jeux, que je n’ai pas connus avec mon téléphone pas à jour depuis 2017. Tout ceci a eu un impact sur ma vie, et sur ma construction en tant qu'être humain dans ma jeunesse.
Snapchat, Instagram, TikTok, Discord, ou dans un autre registre Lydia, toutes ces applications ont été le cœur de fabrique de la génération millenials, dont je fais parti. Des univers virtuels où se prolongaient les amitiés de classe, des métaverses où des dérapages en ligne avaient parfois des conséquences sur les relations IRL, des lieux où les rumeurs, les infos de classe, les qu’en-dit-on de villages se propagaient avant la prochaine journée. Tant d'échanges auxquels je n’ai pas eu accès durant ma jeunesse, à cause d’une incompatibilité de fait avec le système d’exploitation de mon téléphone. Et cela a eu une répercussion sur ma jeunesse : comment s’intégrer dans un groupe d’amis, dans un groupe de classe, dans des activités extrascolaires entre jeunes, sans être au courant des nouvelles ? Comment faire pour se tenir informés, nouer des amitiés, sans être présent sur le groupe Facebook de la classe ? Et toutes ses soirées, qui sont évoquées sur WhatsApp ou Messenger, auxquelles je n’ai pas été convié ?
L’histoire d’un jeune possesseur de Windows Phone est similaire à ces adolescents et jeunes adultes sans smartphones, véritables troglodytes dans un monde où 98 % des 18 – 24 ans possèdent un tel téléphone intelligent. À la différence qu’en plus, il faut expliquer ce choix, encore et toujours, à chaque occasion qui ne peut se concrétiser, faute d’un matériel compatible, et faire face aux réactions de surprise, d’incompréhension, car j’ai bien un smartphone dans les mains — mais en perte de vitesse. Une vie dans l’ombre des cercles sociaux.
Sans applications, une vie en marge
L’une des premières conséquences de ce choix d’opter pour un Windows Phone, c’est de faire face au manque criant d'applications OS Windows Phone : WhatsApp ne répond plus Snapchat, Messenger, Discord, aujourd’hui WhatsApp : autant d’applications que manque Windows Phone. Une vie condamnée à la débrouille. sur le store de la marque à la fenêtre. Même si cet écart n'était pas important au début des années 2010, il s’est considérablement accru au fil des années, au point où dès 2016 tout possesseur de Windows Phone devait voir ailleurs pour accéder à la plupart des applications dernier cri sur le marché : Messenger, Instagram, TikTok, Discord… Spotify se meurt dès 2017, tandis que Snapchat n’aura jamais pointé le bout de son nez. Des changements d'API tuent peu à peu Twitter ou WhatsApp. Encore récemment, c’est l’application Izly, le système de paiement au restaurant universitaire, qui a été désactivée à l’occasion d’un changement d’interface ; ou Telegram, qui n’affiche pas les images des personnes nouvellement inscrites en raison du passage à 64 bits des identificants d’utilisateurs.
Alors forcément, quand les individus communiquent par stories sur Instagram, quand les collégiens s’envoient des snaps ou quand les collègues forment des groupes de travail sur WhatsApp… l’utilisateur de Windows Phone est laissé de côté. Ce constat amer, je l’ai fait pendant mes années collège et lycée, que j’ai vécu avec un jetlag par rapport aux dernières actualités. Sur les réseaux sociaux, dans les cercles privés, les liens se tissent rapidement entre camarades de classe, plus qu’auparavant où la classe était le seul endroit de sociabilisation. Le téléphone est en partie la continuité de la classe, avec les effets pervers que cela a pu emmener (harcèlement, déconnexion…).
L’enseignant a une absence prévue ? Une camarade a eu son permis ? Une bonne partie des personnes de la classe le savent déjà. La dernière nouvelle, de classe ou d’amitié, se diffuse avant même le prochain jour de cours. Comme les élèves sans smartphone du tout, j’ai souvent été mis au courant des nouveautés sur le tard, ou pas intégré dans les boucles de discussion pour l’anniversaire d’untel ou d’un autre, souvent géré par une invitation Facebook ou un groupe Messenger.
Le constat a été particulièrement criant lors de ma précédente année en Erasmus Une nouvelle aventure Alors que nous vivons une pandémie mondiale, je vais partir en Erasmus à Lund (Suède) pour ma L3. L’histoire d’une nouvelle aventure. . Dans ma résidence universitaire, composée uniquement d'étudiants internationaux, une grande moitié des étudiants venaient d’Allemagne, pays où WhatsApp a largement supplanté les SMS. C’est tout naturellement que les groupes d'étudiants Erasmus, de la résidence, au premier comme au second semestre, se sont créés sur la messagerie détenue par Meta, la maison-mère de Facebook. L’endroit où les soirées s’annonçent, se décident souvent en dernière minute, selon qui veut l’héberger. L’endroit également où se profilent les surprises, auxquelles je ne suis pas convié. Tous les soirs à Lund, je découvris devant ma fenêtre l’endroit de la soirée de la résidence, à ma surprise. Sans élément à apporter ou information sur un potentiel thème, je préférais rester dans ma chambre plutôt que de joindre la foule, parfois jusqu'à 50 personnes, parquées chez un quidam — ça m’aura au moins évité de participer à un cluster de covid. Lorsque le printemps est venu, et que les soirées pouvaient de nouveau se faire en extérieur (les températures froides n’aidant pas), j’ai plusieurs fois fermé les rideaux pour donner l’air de ne pas être chez moi, plutôt que d’apparaître en milieu de soirée, à 10 mètres de ma demeure, une fois la fête bien entamée, car je n'étais pas au courant de quand elle avait commencé. Pour la planification de vacances de groupe en Laponie* Article à venir un jour sur ce site ! , j’ai été plusieurs fois convié à des réunions d’urgence par un SMS de la seule compatriote de ma résidence. Marion, que tu en sois vivement remerciée !
Un choix à expliquer, inexplicable
Évidemment, on ne peut pas vivre telle une hermite à l'écart des cercles sociaux, sans s’expliquer sur sa situation. Qu’est-ce qui fait que je ne pourrais rejoindre ce groupe de discussion, et ce alors même qu’on me voit souvent mon téléphone en main ?
Je me souviens, au début de la décennie, alors que les applications populaires se comptaient sur les doigts d’une main, ce problème n’en était pas un. En France, Windows Phone a atteint jusqu'à 15 % des ventes en 2014 – 2015, et 5 % du parc ambiant. Les Windows Phone n'étaient pas rares, ils étaient presque légion dans des classes fournies d'élèves possédant leur premier smartphone. Les communications se faisaient encore majoritairement par SMS — WhatsApp était encore payant pour rappel ! — ou par mail. Le différentiel en applications n'était ainsi pas énorme, et le possesseur d’un Windows Phone n'était que peu ennuyé pour son choix de téléphone. Sûrement, cela a eu des conséquences, mais à l’heure où iOS était lui aussi à ses débuts, posséder un Windows Phone était aussi commun qu’utiliser BlackBerry.
Les premiers signes de rupture apparaissent lorsque Snapchat devient populaire. Comme raconté par The Verge, Snapchat n’a jamais été sur le store de Windows Phone, et c’est le directeur lui-même de l’entreprise qui n’avait pas souhaité se mettre sur l’OS de Microsoft. L’entreprise ira jusqu'à supprimer son API et interdire l’usage d’applications tierces, en attaquant et faisant supprimer les applications alternatives qu’avaient créé des développeurs sur leur temps libre. Cette application est la première populaire à vraiment manquer sur l’OS, pour de nombreuses personnes. Et elle marque un tournant pour le développement de Windows Phone.
Vite, d’autres suivront. Nous sommes déjà en 2015, et les applications détronent les sites internet dans l’usage quotidien des Français. Des services ne sont plus disponibles qu’en application mobile, et non via un site internet que l’on pourrait tout de même faire fonctionner à travers le navigateur intégré du téléphone. Peu à peu, de nombreux moyens de communication ne sont pas disponibles sur mon téléphone. Autant de raisons d'être coupé du monde.
À partir de 2015 ou 2016, la possession d’un Windows Phone devient un élément incongru, réminescences d’une époque révolue où Apple et Google n’avaient pas le duopole des systèmes d’exploitation mobiles. Lorsque je me vois contraint de ne pas pouvoir donner mon Insta à un camarade, s’en suit nécessairement un échange, souvent dans l’incompréhension de la personne en face, du fait que je ne peux répondre à sa demande. Les gens l’acceptent, avec un peu de déni. Et souvent, cette phrase :
« Tu devrais t’acheter un nouveau téléphone. »
Les années passent, et ce choix devient de plus en plus incompréhensible. Discord ne dispose pas d’application et ses alternatives ne sont plus mises à jour depuis belle lurette ; WhatsApp s’arrête de fonctionner à l’aube de 2020 ; les appels ne fonctionnent plus sur l’application Telegram pour Windows Phone. Autant de raisons qui causent des quiproquos, et un monologue pour expliquer que je ne peux répondre à cet appel sur Telegram, ou que je n’ai pas vu ce message dans une conversation de groupe sur Discord.
À l’acceptation de 2016 vient le déni puis le désespoir dans les yeux des autres. À mes camarades Erasmus, j’explique avec un rire, jaune, que je ne peux pas rejoindre le groupe de la promotion car j’ai un ✨ Windows Phone ✨, oui ce téléphone du début des années 2010 de Microsoft, que plus personne n’a, oui à l'époque c'était populaire en France, et j’aime bien l’interface, mais il n’y a presque plus aucune appli, donc je ne peux pas installer Whatsapp, ah mais non je compte pas le changer tant qu’il ne marche encore…
Cela finit par ne faire plus rire personne, sauf des gens un peu émerveillés par ce côté musée que je porte dans la poche de mon jean. Un téléphone d’antan, qui fonctionne encore… à tel point que l’on m’a donné deux Windows Phone qui sortent des placards !
L’obligation de débrouille, imposée aux autres
Ces trois dernières années ont été les plus difficiles en tant que possesseur d’un Windows Phone… notamment pour mes camarades, devant subir mon choix. En effet, ces dernières années, les applications sont devenues tellement utilisées, parfois désormais un impératif dans la vie de tous les jours* …avec toutes les conséquences sur les gens peu à l’aise, mais c’est un autre débat. , que ne pas les avoir devient un casse-tête dans l’organisation d'événements, de soirées, de conversations, avec ses cercles sociaux proches. La pandémie a accéléré ce bouleversement : les confinements La fac, mais sans la fac Journal de quarantaine : première semaine. La France se confine, mais la vie suit son cours. Difficile pourtant de continuer à étudier dans ces conditions… ont rendu l’utilisation de plateformes de messagerie instantanée indispensable, des Discord de classe Faut-il utiliser Discord pour ses cours ? Pour suivre les cours durant cette période, nous nous sommes tournés vers Discord. Bien nous en a pris ! ont été créés en masse,
Lorsque WhatsApp a cessé d'émettre sur Windows Phone, mes quelques contacts internationaux ont été contraints d’installer Telegram, seule application de messagerie d’instantanée encore fonctionnelle sur mon téléphone, pour continuer de communiquer avec moi. Cela n’a pas été gênant, Telegram étant également un réseau social populaire (et qui convint de plus en plus de personnes déçues de WhatsApp). Tout de même, ce fut un changement à faire pour mes personnes proches, et l’organisation ensuite de mon asso. Les personnes âgées n’ont toujours pas téléchargé Telegram…
Plus gênant, l’absence des conversations de groupe sur les applications alternatives pour Discord a mené à d'étranges discussions, ou quiproquos, lors de travaux de groupe. Difficile de se mettre ensemble d’accord lorsqu’une personne ne reçoit pas les messages envoyés au groupe…
Le pire viendra de mon année en Erasmus en Suède. Même si la politique sanitaire suédoise vis-à-vis de la covid a été très laxiste, les universités ont dû dispenser des cours en ligne quasiment toute l’année en raison de la pandémie. Contrairement à la France, où les examens étaient une raison de déroger aux confinements, et ont pu se dérouler alors même que les cours étaient en ligne, la Suède a également imposé des examens à distance. Charge à chaque faculté, voire à chaque enseignant, de choisir sa méthode d'évaluation : épreuves orales en visio, devoirs maisons au long cours… Souvent, l’examen a été le même, avec seulement un quart-d’heure supplémentaire pour scanner et téléverser sa copie sur la plateforme dédiée. Mais par deux fois, les enseignants ont réclamé… que l’examen se fasse avec vidéosurveillance et règles strictes (une pause pipi de trois minutes max en cinq heures!). L'étudiant doit utiliser son téléphone, en y installant Zoom, afin de se filmer de telle manière à ce que puisse être vu l'étudiant, sa table, sa copie et son écran. Ne possédant évidemment pas d’application Zoom sur mon Windows Phone… vous voyez bien le problème.Il faudra l’autorisation expresse de mon enseignant, afin que je puisse intervertir ordinateur et écran (et donc consulter le sujet d’examen depuis mon téléphone) pour que je puisse participer aux examens. Sinon, mon colocataire était prêt à me prêter son téléphone… pour que je puisse participer à un examen de l’enseignement supérieur suédois !
La vie sur un temps long
Le plus grand impact d'être possesseur pendant huit ans d’un Windows Phone aura été sur ma construction personnelle, en tant qu’individu. Ne pas être présent dans ces cercles sociaux virtuels que sont les réseaux sociaux comme Facebook, Snapchat, etc., être éloigné des individus numériquement quand on l’est physiquement, impose une vie sur un temps long, au rythme saccadé, freiné par les soirées et les moments de déconnexion. Là où notre soi numérique, à travers le prisme des réseaux sociaux, donne une accessibilité continue, la déconnexion impose de réfléchir à ses mots, à ce que l’on souhaite dire, à ne pas rien oublier, avant la prochaine fois que l’on se voit.
J’ai construit mes relations sociales loin de l’immédiateté des téléphones modernes et des univers virtuels. Cela a eu pour conséquence fâcheuse de perdre immédiatement perdre contact avec des camarades, au lycée ou en Suède, que je ne fréquentais plus du jour au lendemain ; mais à quoi bon être « ami » sur Facebook ou découvrir les stories, moments de vie privée d’ex-camarades, si on ne se voit plus de toute manière ? Les messages de « bon anniversaire » d’anciens collègues ne se souvenant de celui-ci que par le biais d’une notification sur un réseau social ne font en rien que maintenir en coma artificiel des relations déjà perdues. Il faut avancer.
Cela aura également été une particularité personnelle, pour mes cercles sociaux, tout en n’empêchant pas de me socialiser avec mes collègues, la vie réelle étant plus forte que tout. Aujourd’hui, avec rétrospection, je me souviens de moments compliqués à vivre « car je possèd[ais] un Windows Phone ». Mais je ne regrette pas cette vie de côté, qui m’a permis de m’affirmer et de développer d’autres compétences, alternatives, nécessaires pour rester un brin connecté avec le reste, ou pour construire mes propres alternatives paliant aux manques de l'OS. Une vie, en dehors des cercles sociaux virtuels, affirmant ma place dans le cercle social « réel ».