Je suis fatigué
Après plusieurs jours de bataille, les étudiants de mon groupe de TD avaient réussi à prendre le train de la fac à distance en marche La fac, mais sans la fac Journal de quarantaine : première semaine. La France se confine, mais la vie suit son cours. Difficile pourtant de continuer à étudier dans ces conditions… , suivant des cours et enseignements prodigués sur Discord grâce à un emploi du temps cadré, régulier. Au contraire des autres groupes, qui n’avaient parfois pas de nouvelles d’un enseignant, ou l’inverse, on se pensait donc sortis d’affaire ; et ces dernières semaines, j'écrivais même le caractère quelque peu anormalement normal de la situation. Certes, certains, moi y compris, commençaient à cumuler du jetlag Vivre, ou survivre Après trois semaines de confinement, l’organisation des cours et TD à l’Université se rode enfin. Quid de leur bien-être ? , du retard avec les cours, mais cela restait jouable. De toute manière, il fallait continuer à travailler, pour ne pas décrocher : on nous parlait quand bien même d’examens en présentiel, en juillet, avant d’y renoncer. Alors, on faisait avec, on suivait les cours comme on pouvait.
Après plusieurs semaines de confinement, ces études à distance commencent à peser lourd sur le moral des étudiants. Le retard se fait de plus en plus grand, les TD ne suivent plus, et surtout, sans soutien en face-à-face pour aider à comprendre le cours, difficile d’assimiler les notions des enseignements qui, eux pourtant, continuent à vitesse grand V. La totalité des étudiants du groupe est perdue, dans au moins une matière. Chaque jeune de mon groupe peut se plaindre, à un moment ou à un autre, de ne plus pouvoir raccrocher les wagons. Et pour la majorité d’entre eux, le semestre tout entier est en train de virer au cauchemar. Est-ce la conséquence du coronavirus, ou la simple application des avertissements que nous avaient confié les L3 On est foutus Nouveau semestre, et non des moindres : le semestre du décrochage commence à Bordeaux. Quatre mois à tenir… ? En trame de fond, le risque de décrochage du semestre serait fatal pour les étudiants. Car même si le semestre sera peut-être donné [voir épisode de la semaine dernière, ndlr], le risque est fort que les étudiants de la promotion aient pris trop de retard durant cette période. Comment leur en vouloir ? Difficultés matérielles, cadre familial non prospère, obligations de travail ou tout simplement isolement font que chacun vit une période différente, compliquée. Les inégalités se creusent. Et la fatigue se généralise.
Difficile de travailler chez soi
Tout le monde n’est pas à la même table, lorsque l’on parle des conditions d'études. En réalité, peu sont réellement avantagés par rapport aux autres : tout dépend de comment chacun voit sa situation préférée. ll y a ceux, nombreux, qui sont retournés chez eux, dans leur famille. Certains vivent à la campagne, et peuvent braver l’interdit et gambader dans les forêts ; d’autres vivent en ville, quelques-un de Bordeaux-même. Quelques-un peuvent profiter d’un climat familial propice au travail, mais beaucoup vivent parfois difficile le fait de devoir travailler depuis chez soi : plusieurs étudiants et étudiantes de mon groupe doivent par exemple faire avec une famille nombreuse (« 7 personnes sur le même réseau de campagne ») et les contraintes inhérentes, d’organisation notamment. Ou encore, cet ainé d’une fratie, qui doit s’occuper de ses congénères tandis que la mère est au travail.
De l’autre côté, il y a ceux que l’on pourrait penser plus tranquilles, qui sont restés dans leur résidence étudiante, leur chambre CROUS, leur logement personnel, seuls… comme moi. Oui, il n’y a pas d’impératif familial ; oui, on peut ainsi gérer son emploi du temps comme on le souhaite… mais, comme tout un chacun, on se doit de respecter les injonctions gouvernementales, et de rester constamment chez soi. Alors, l’isolement ronge. Peu voire aucune relation sociale durant la journée, l’impression de faire toujours la même chose, chaque jour : le confinement est lourd à vivre mentalement pour les personnes isolées, précaires, comme l’est la population étudiante, qui d’habitude se panache et se rencontre sur le campus.
Dans le groupe, tout le monde ne vient pas aux TD sur Discord Faut-il utiliser Discord pour ses cours ? Pour suivre les cours durant cette période, nous nous sommes tournés vers Discord. Bien nous en a pris ! , loin de là, car beaucoup ont pris du retard par rapport au cours, et venir en TD alors que l’on ne comprend pas ce qui s’y dit ne sert à rien. C’est ainsi qu’alors que, dans les premiers jours du confinement, nous étions montés jusqu'à vingt-cinq personnes pour un TD d’un enseignant très sympathique — ie. les trois quarts du groupe ; nous ne montons désormais pas à plus de dix étudiants dans chaque créneau vocal de la semaine. La conséquence est l’isolement, possible et probable, des étudiants qui, paradoxalement, sont ceux qui sont déjà en difficulté, par le retard qu’ils ont pris avec le cours. Le cercle est vicieux : l’isolement physique et social entraîne souvent la perte de motivation, qui aggrave le retard et participe à l’isolement psychologique par rapport aux autres étudiants.
Pourtant, beaucoup sont dans ce cas, et les étudiants pourraient donc s’entraider. Mais l’absence de présence physique — et parfois, les mesures de quarantaine prises par les gouvernements pour les étudiants étrangers retournés dans leur pays — entraîne une désynchronisation des étudiants dans chaque matière, qui réduit les discussions communes à peau de chagrin.
Pire encore, des étudiants n’ont parfois pas les moyens ni le temps de poursuivre les études, en ces temps de confinement. Une étudiante de mon groupe, très motivée, a fait le recensement de l’intégralité des cas individuels de mon groupe, pour pouvoir donner aux enseignants une liste des personnes à contacter ou suivre de plus près afin d'éviter un décrochage de masse dans la promotion. Sur ce tableau Excel rempli d’informations, on lit des cas qui peuvent faire peur, comme cet étudiant, P., qui doit travailler 20 à 30 h par semaine en ces temps, ou celui-ci qui se retrouve réquisitionné par son père pour continuer des travaux en période de confinement. Surtout, on peut lire des témoignages, qui sonnent parfois comme des appels à l’aide, par des étudiants en passe de décrocher :
« N’arrive pas à travailler de manière autonome, a besoin d’un support visuel et d’encadrement pour pouvoir apprendre. Malgré sa présence à tous les TD Discord, n’arrive pas à être dans des conditions favorables à son apprentissage. »
« A 7 dans une maison, compliqué de se concentrer. A du mal à rattraper son retard et à comprendre le cours tout seul. »
« Seulement deux matières ce semestre dû à son handicap, pas d’aide dans son apprentissage, il vit seul à son appartement, est perdu dans l’organisation et a du mal à suivre ce qui se passe. »
Il ne fait aucun doute que c’est pour ces gens, qui étaient motivées auparavant mais ont des difficultés matérielles à apprendre et comprendre, que des enseignants de mon UFR ont préféré annoncer d’emblée qu’un 10 minimal serait attribué à toute personne qui le souhaite, afin d'éviter des décrochages qui n’auraient pas dû avoir lieu sans la crise actuelle. Mais ces étudiants réussiront-ils à rattraper le retard ? Au semestre prochain, les cartes ne seront pas rebattues, et la plupart des UE seront la continuité de ce qui s’est fait ce printemps : les « structures algébriques 2 » pour remplacer les « structures algébriques 1 », la théorie de l’intégration qui se placera dans la lignée des cours d’analyse… Ce semestre 5 est déjà annoncé comme « une boucherie » par les étudiants de L3, avec d’après eux seulement 20 % des étudiants qui le valident sans compensation ni rattrapages. Les étudiants qui ont des lacunes au S4 à cause des cours à distance auront du mal à les rattraper… à distance, et les porteront à l’automne. Espérons qu’elles sont rattrapées à la rentrée.
Les retards s’accumulent
Même pour les étudiants qui ont la possibilité de travailler, ce semestre vide les espoirs, et leur pompe l'énergie. Comme j’ai eu l’occasion de l'écrire ces précédentes semaines, travailler à distance prend assez naturellement plus de temps que les enseignements physiques dispensés sur le campus.
Il y a des raisons assez matérielles à cela. Les cours dispensés en amphithéâtre sont posés à l'écrit, sur un tableau, avec des dessins, des explications à la main, et le maître de conférences, durant l'écriture à la craie (oui, nous sommes vieux jeu) du cours peut se rendre compte de points pouvant faciliter la compréhension des étudiants. En TD, il y a la même chose, et surtout la proximité avec l’enseignant qui font que les étudiants, même perdus, n’hésitent quelque fois pas à poser des questions redites ou triviales, pour être sûr de comprendre. À distance, l’ambiance n’est pas la même, et surtout il est difficile de prendre la parole pour changer de sujet quand des étudiants ont fait les exercices avec succès et déballent leurs corrections à l’oral sans tableau — malgré un bot LaTeX sur Discord, mais tout le monde ne maitrise pas ce langage —, requiérant une attention fine de ceux qui l'écoutent.
Mais ce sont à mon avis plus les raisons pratiques qui jouent. Lors des cours en présentiel, l’enseignant peut interagir avec les étudiants et inversement, et surtout implicitement, en regardant les réactions faciales des jeunes et moins jeunes durant le cours. Si la promotion part à la moue généralisée, le maître de conférences aura tendance à éclaircir certains points, jusqu'à ce que les visages s’illuminent (enfin, presque). C’est à cela que l’on reconnaît les grands pédagogues : ils prennent le temps de réexpliquer, sous un autre point de vue, pour que les étudiants comprennent. Sans présence physique ou même en direct, rien de tout cela. À la place, les cours sont de simples PDF qui doivent être lus et compris tout seuls. Après deux semaines de confinement, les enseignants-chercheurs ont commencé à se faire plus interactif, et postant des vidéos d’eux écrivant ou réexpliquant le cours, ou en faisant un simili d’amphithéâtre de promotion sur Discord. Mais le cœur du problème, l’absence de réactions, manque. Tous les étudiants ne contactent pas le professeur dès la moindre incompréhension, par morale. Et beaucoup se contentent de ce qu’ils croient comprendre.
Ce retard est accru par le rattrapage quelque peu voyou que font certains enseignants de leur cours. Hors confinement, les enseignants sont naturellement limités par le nombre d’heures de cours en amphithéâtre alloués dans la semaine, ne pouvant dépasser de leur créneau par respect pour leurs collègues… Mais avec le confinement, pas de limite de temps, pas de « Monsieur, c’est l’heure ! » ou de visages qui rappellent que le temps est écoulé. Les professeurs sont libres de diffuser leurs cours… et rattrapent le retard précédemment cumulé. C’est typiquement le cas d’une matière, qui plus est réputée la plus ardue du semestre. Avant le confinement, nous n'étions qu'à la moitié du cours de l’an dernier alors qu’il ne restait plus que quatre séances (soit 6 h de cours). Puis le confinement est venu… et avec, 25 pages de cours assez compactes, distribuées en trois fois.Mais le pire n’est pas là. En TD, les exercices suivent la progression du semestre comme l’année passée, et nous voilà donc à faire des exercices sur des cours pas encore vus, ou envoyés quelques jours plus tôt. Ici, entre la période pré-confinement et le début de la quarantaine, il y a un saut que beaucoup d'étudiants n’ont pas réussi à franchir. Le début du confinement s’est confondu avec l’arrivée d’exercices et de notions beaucoup plus théoriques, perdant encore plus les étudiants. Qui pour un certain nombre, ont choisi de faire l’impasse sur cette matière.
Une fatigue silencieuse
Même chez les bons élèves de la promotion, l'écart se creuse selon les matières. Quand certains suivent et font avancer une UE, ce sont d’autres personnes qui poussent une autre, ce qui fait que chacun a du retard dans au moins une matière. Pour quelques-un comme moi, les révisions s’apparentent alors plus à une tentative désespérée d'éviter la noyade : passer une ou plusieurs journées à rattraper le retard dans une matière, créant du retard dans une autre, et ainsi de suite… alors que les TD continuent. Et, comme lorsqu’on se débat dans l’eau pour ne pas couler, tout ceci fatigue, énormément. Passer des heures d’affilée sur une UE pour rattraper le retard accapare beaucoup d'énergie, tout comme suivre de manière intensive des TD ou faire des plages d’exercices à rallonge, et peu à peu se creuse la fatigue. Quand bien même le confinement permet de dormir plus longtemps, l’absence de temps de repos contribue à un état de fatigue de plus en plus important : les week-ends sont eux aussi souvent pris pour rattraper le retard, et pour ceux qui vivent seuls, les temps pour soi que peuvent être le déjeuner et le soir sont utilisés pour cuisiner ou se détendre entre deux cours, pas pour se reposer. Cette fatigue, qui ne se sentait pas durant les premières semaines, se fait de plus en plus imposante désormais.
Après plus d’un mois de confinement et d'études à distance, nombreux sont ceux qui se plaignent de cela lors des discussions de comptoir, qui ont lieu le week-end ou après les TD, une fois l’enseignant parti. Ces discussions font du bien, quand bien même elles ont pu être houleuses sur la question des examens Les examens de la discorde Véritable inconnue du confinement, les examens auront lieu en ligne à Bordeaux. De quoi créer des tensions au sein de la promotion. . Désormais, elles servent tout autant de moyen de détente que de soutien psychologique entre étudiants. On discute parfois cuisine ou temps dehors, mais surtout, celles-ci sont centrées sur le moral de chacun. Je tente souvent de remotiver les troupes, mais il faut avouer que cela est parfois compliqué — surtout quand tu fais également parti de ceux qui sont crevés par cette organisation. Cela fait tout de même chaud au cœur. Ces conversations discrètes sont également parfois le seul moyen d’avoir des contacts avec les personnes qui ne viennent pas ou que peu en TD, par jetlag ou par décrochage progressif. On discute alors de tout et de rien, pour prendre des nouvelles, en espérant que ça va. Personne n’a le COVID—19 dans le groupe de TD pour l’instant.
Pour un certain nombre, la motivation n’y est pas, ou plus. D’après le recensement mentionné plus haut, près d’un tiers de la classe n’est plus réellement motivée pour la fin de ce semestre. Certains à cause du retard pris, comme cette étudiante qui avait bien réussi son S3, mais qui a mal vécu les premières semaines de confinement ; d’autres car ils ne sont pas autonomes et se révèlent être trop passifs durant cet isolement. Et quand bien même ceux-ci se mettraient à travailler, la disposition et la présentation des cours et TD découragent décrocheurs et travailleurs : cours longs et compacts ; nouvelles notations et mélange des genres qui est normal si on y est habitué, mais difficile à comprendre à l'écrit sans rappel oral ; énoncés sombres ; exercices directement dans le dur d’une notion vue dans le cours, sans amorce ; correction faite à moitié.Dans la promotion, une matière exacerbe en particulier les étudiants : l’analyse. Les notions, totalement nouvelles, à l’instar des séries entières, sont vues en cours brièvement, puis c’est aux étudiants de faire des exercices… qui supposent que les étudiants connaissaient déjà la notion.
« En s’aidant des développements en série entière de fonctions classiques (dont on connaît le rayon de convergence), calculez… »
Un énoncé tout à fait agréable pour les étudiants qui n’ont jamais entendu parler de tel développement, et doivent donc se tourner… vers internet et des vidéos YouTube, pour comprendre de quoi il s’agit.
« Je n’ai pas fait la correction [de cet exercice] car j’en avais marre. » — Une enseignante de TD
Comment motiver des étudiants si les enseignants-même ont la flemme de faire et corriger des exercices dignes de ce nom, et laissent les étudiants se débrouiller entre eux et faire la correction ? Le problème qui se pose dans mon groupe a également lieu dans les autres : en ingénierie, un enseignant ne souhaite répondre aux questions des étudiants que par mail, refusant Discord et autres moyens de communication jugés intrusifs, au grand dam des élèves. Des élèves qui tentent, tant bien que mal, de raccrocher les wagons, en redoublant d’efforts pour ne pas décrocher, ou en faisant impasse sur des matières ou notions pour se concentrer sur l’essentiel, pour préserver ce que l’on peut de santé mentale.
Vivement la fin
Quand on voit tout cela, on ne peut qu'être heureux de la décision des universitaires de faire passer des examens par de simples DM, et non via des sujets en temps limité avec vidéosurveillance liberticide comme on a pu le voir dans la presse ces derniers jours. Devant leur copie, les étudiants pourront prendre le temps de juger les connaissances qu’ils savent, pour améliorer a posteriori celles qui pêchent. Tout en sachant que ces examens ne porteront que sur une part congrue du programme : ils inclueront des notions vues durant le confinement, certes, mais dans une faible proportion, et sans les chapitres finaux de chaque UE, qui ont été finalement supprimés pour permettre à chacun de rattraper son retard sans croûler sous les révisions. Adieu donc séries de Fourier ou irréductibles d’anneaux, qui seront dans tous les cas en L3, gardant « la valeur du diplôme » prônée par quelques un.
Ce matin-même, le responsable de notre licence nous a envoyé un mail, précisant les modalités de contrôle des connaissances évoquées la semaine dernière. Au final, les épreuves orales, un temps évoquées pour tenter de garder une crédibilité au semestre, n’auront pas lieu. En lieu et place, le 10 minimal sera conditionné à un entretien oral, pour justifier des conditions de passation et d'études pénibles, mais aussi pour recommander à l'étudiant des livres à lire, des ressources à regarder, pour rattraper les lacunes durant l'été. Enfin, et comme je l’avais demandé après des joutes verbales entre étudiants, le semestre ne comportera in fine aucun classement. La note sera donc purement indicative — ou presque — et permettra à chacun de se positionner vis-à-vis de l’année prochaine. Chacun a conscience que ce semestre n’est pas « donné » : les examens auront tout de même lieu, et le semestre prochain, les notions de ce S4 seront mises à rude épreuve, montrant les étudiants qui auront compris et ceux qui n’auraient pas rattrapé durant l'été. Ce mail donne tout de même une grande bouffée d’air frais aux étudiants, qui croulaient sous le travail ces dernières semaines. Certes, il y aura des examens. Mais ils seront plus des évaluations. D’ici un mois, tout sera terminé, et les étudiants pourront (je l’espère) rentrer chez eux, et reprendre des forces. Car comme nous l’avait si bien dit ce responsable, lors de la réunion des délégués il y a trois semaines :
« Clairement, ce semestre sera beaucoup moins fiable que normalement. La seule chose que l’on puisse espérer, c’est qu’il vous soit profitable. »