Tu quoque mi fili.

La vie malgré la grève

5 décembre 2019 : dans les médias comme dans les agendas de nombreux actifs, la date était marquée au fer rouge. Des semaines que l’on entend parler du « mur du 5 décembre », d’un « jeudi noir », d’une future « grève de 1995 », voire d’une paralysie complète de la France. Des mois que la date est connue — le préavis avait été posé dès la fin du mois de septembre —, répétée à longueur de journée. Bref, ce 5 décembre devait être une journée d’arrêt du pays. En cause : la réforme des retraites, qui sera révélée mercredi prochain, mais dont les grandes lignes ont été dessinées par un rapport du commissaire Delevoye en juillet dernier*. Pour en savoir plus…
48 questions pour comprendre la réforme des retraites, Le Monde, 02 décembre 2019.
Ainsi, on pouvait s’attendre à une journée morte à la fac. Des mobilisations comme celles vues pour la loi ORE instaurant Parcoursup. Un campus bloqué, des étudiants dans l’incapacité de venir en raison des grèves. La paralysie, en somme.

Une grève ? Quelle grève ?

Aussi étonnant que cela puisse paraître, tous les étudiants n'étaient pas au courant de la grève du 5 décembre. En début de semaine, au détour de conversations, et de questions pour savoir qui allait ou pouvait venir ce jeudi, on apprenait encore à des jeunes qu’il y avait une grosse grève ce jour-là, et qu’il allait être difficile de venir à la fac. Ce qui fait réagir ceux qui suivent l’actualité :

« T’abuses, ça fait deux mois qu’ils en parlent… »

Naturellement, les étudiants internationaux sont les premiers à ne pas être au courant, ayant moins connaissance de l’actualité du pays. Ils le prennent souvent avec humour, confirmant le cliché des Français grévistes. Mais ce ne sont pas les seuls : nombre d'étudiants n’ont ni télé, ni parents présents le soir, et ne suivent pas réellement les actualités. Ils apprennent donc la grève par le bouche-à-oreille, ou par les annonces de la gentille voix du tramway qui annonce un réseau « fortement perturbé » ce jeudi.

Quant à ceux qui sont au courant de la grève… ils sont beaucoup à ne pas savoir sa raison. Un enseignant de mathématiques s'étonnera même ce jeudi du fait qu’en France, on préfère faire des « grèves préventives » (mots d’un étudiant), alors qu’on ne connaît même pas la réforme…

Beaucoup plus au courant sont les étudiants qui prennent le temps chaque jour. Ceux qui habitent Agen, Libourne, Coutras, Arcachon ou Ychoux, et passent plusieurs heures par jour dans le TER, ont bien entendu parler de la grève qui allait les empêcher d’aller en cours ces prochains jours. Tous savent ce qu’ils feront ce jeudi, et les jours suivants : prendre sa voiture ou ne pas venir. Personne en tout cas ne prévoit de prendre les possibles bus de substitution mis en place. Trop longs ? Bondés ? Ou simplement flemme de venir ? Un peu des trois. Ces gens-là pensent que la grève ne durera pas. Mais dans le groupe de TD, on pense déjà à les héberger pour les partiels qui auront lieu dans deux semaines.

Ville morte

Université de Bordeaux, premier jour.

La France tremble. Tous les médias sont tournés vers les transports, où on pense que la cohue va arriver. À Bordeaux, seuls quatre tramways par heure circulent (contre vingt en heure de pointe habituellement), et la majorité des lignes de bus sont à l’arrêt. Il est 7 h 40, aux premières aurores, la ville se découvre… sous un calme relatif. Il n’y a pas beaucoup de cyclistes à 8 h, ni plus de piétons. Le flux de voitures est plus allongé, certes, mais difficile de comparer à l'œil nu avec un jeudi ordinaire. Et après quinze minutes d’attente sur le quai… le tramway ne ressort pas plus bondé que d’habitude.

Des personnes sortent du tramway, à l'arrêt Béthanie (Talence).

Au sortir de la rame, une amie m’affirme que les précédents arrêts étaient vides.

« Le tram était déjà plein à la Victoire, mais il n’y avait presque personne aux arrêts, personne à Saint-Nicolas ! »

Et c’est ce qui ressort du campus, à 8 h pleines : pas bien rempli. Les premiers étudiants vont en cours, mais on ne trouve pas là le flot de jeunes, habituel de ces matinées hivernales. Pour autant, difficile de trouver une raison unique. Certains cours ont été supprimés par les enseignants-chercheurs souhaitant éviter de dispenser des enseignements à une poignée d'étudiants habitant à proximité. D’autres étudiants pourraient être grévistes. Quelques-un peuvent même en profiter pour réviser leurs partiels à venir…

Tout va très bien

Néanmoins, mes cours ont lieu normalement, et c’est le cas pour un bon nombre d'étudiants. Dans l’amphithéâtre du premier cours, nous sommes une quarantaine (sur 160 inscrits). Certes, nous sommes moins qu’il y a quelques semaines… mais le lendemain, nous ne serons pas plus (voire pire!) : le jeudi matin est possiblement le plus difficile pour ma promotion, qui plus est pour ceux habitant loin.
Le constat est le même tout au long de la journée : les couloirs, les cours de l’université ne sont pas vides, mais il n’y a pas la cohue des grands jours. La fac tourne, mais pas avec son public. En Sciences et Technologies en tout cas.

Car à un kilomètre de là, à l’université Bordeaux-Montaigne, la fac est fermée, bloquée par des manifestants au petit matin. Comme assez régulièrement, le syndicat Solidaires étudiant-e-s en AG a voté le blocage de la fac de lettres, protestant ainsi contre la réforme et la précarité étudiante. Des tables, poubelles et autre mobilier urbain empêchent le personnel d’accéder à l’intérieur des bâtiments. La Présidente de l’Université a donc déclaré sa fermeture administrative pour la journée, annulant cours et autres activités. Les bibliothèques sont également closes, à tel point qu'à 11 h, il n’y a plus personne sur cette partie du campus. Les syndicalistes et grévistes sont partis à la manifestation contre la réforme, au cœur de Bordeaux ; les étudiants sont rentrés chez eux, ou discutent sur le parvis ou dans le parc de cette partie de campus désormais vide.

À côté de là, un peu plus étonnamment, les bâtiments de Sciences Po Bordeaux sont eux aussi fermés. « Pour la première fois de son histoire » d’après le syndicat, l'établissement décide là aussi de sa fermeture administrative. Au petit matin, des barrières et autres chaises bloquaient les accès aux bâtiments. À 11 h, une fois le cortège parti, le campus n'était déjà plus bloqué, des fourgons venant retirer les barricades utilisées. Mais l'établissement restera éteint pour la journée. Pendant que comme d’habitude, le campus de sciences et technologies, ex-Bordeaux III, suit tranquillement son cours.

À 11 h 30, le parvis de Sciences Po est vide, les barricades ont disparu.

À 11 h 30, le parvis de Sciences Po est vide, les barricades ont disparu.


Seule conséquence visible et dérangeante pour les étudiants scientifiques venus ce jeudi : les dépendances du CROUS sont au service minimum. Les portes de la caféteria La Soucoupe, installée au cœur du bâtiment A22, qui est en quelque sorte le centre névralgique de cette partie là du campus, sont closes sans même un affichage. Au restaurant universitaire d'à côté, la chaîne poisson et végétarienne est fermée, à mon grand désarroi. Au RU n°2 est placardée l’affiche du menu unique à toutes les chaînes : « raviolis », venant probablement de grandes conserves prêtes à cuire. Résultante : je mangerai chez moi aujourd’hui.

Victoire !

Pendant ce temps, à quelques kilomètres de là, de l’autre côté du tramway, la colère gronde. Le site de la Victoire, campus historique de l’université au cœur de la ville, est bloqué depuis la veille au soir. Hier déjà les syndicats sont venus afficher des banderoles et s’installer dans l’enceinte de l'établissement, pour éviter une « fermeture administrative » qui consisterait à fermer les portes. Occuper, et non bloquer, c’est empêcher d'être mis au silence.

En réaction, la présidence de l’Université a décrété la fermeture de la fac… qui reste ouverte — les enseignements ne sont juste pas dispensés, le site étant occupés par les manifestants. Ces derniers ne bloquent pas le site, mais leur présence est de nature à perturber les enseignements. Pourtant, pas de grand blocage devant le site. Le hall principal est occupé par une poignée d'étudiants qui surveillent, conseillent et informent les passants, étudiants ou non. Certains étudiants révisent tranquillement leurs cours dans le jardin intérieur, la bibliothèque subissant elle aussi la fermeture administrative. À l’extérieur, alors que le (long) cortège de la manifestation interprofessionnelle passe sur la place, une grande affiche vogue sur le parvis, tout comme une banderole : « Le capitalisme détruit, la jeunesse construit ! »

Le parvis du site de la victoire, où flottent deux bannières, dont l'une dit Le capitalisme détruit, la jeunesse construit

La Victoire est le lieu des mobilisations à l’Université de Bordeaux. Déjà l’an dernier, le site, qui accueille notamment les facultés de psychologie et sociologie, avait été occupé pendant des semaines pour protester contre la loi ORE. Victoire et Montaigne sont les deux grands lieux où s’affichent les luttes des étudiants politisés, membres de Solidaires ou du nouveau FSE. Ainsi, à Talence, pas grand monde n’est étonné d’apprendre le blocage de la fac de sociologie. Quelques-un se demandent même si ce n’est pas une habitude.

Et tout redevenut normal

Le lendemain, tout est revenu. Le tramway a retrouvé sa fréquence habituelle, la caféteria est réouverte, le monde est réapparu… en quelque sorte. Étonamment, ce vendredi sont présents moins d'étudiants que la veille. Ceux prenant le train sont encore restés chez eux, en raison du manque de moyens de transport alternatif ; certains sont peut-être en train de dormir, ou déjà de réviser les partiels. La grève n’aura pas eu beaucoup d’effet ici.

Depuis, quelques affiches sont apparues sur les vitres du A22, invitant les étudiant·e·s scientifiques à se mobiliser contre la réforme des retraites, ou faisant le compte-rendu (en LaTeX, signe d’un enseignant…) de la précédente assemblée générale interprofessionnelle ayant eu lieu à République ou à la Victoire. Ils ponctuent les portes de l'établissement, parfois siglés de logos de syndicats des métiers de l’enseignement.

De l’autre côté du tram, et comme on pouvait s’y attendre, Sciences Po a repris ses cours. Montaigne est toujours fermée*Mais plus pour longtemps… Le campus a été réouvert ce lundi., la Victoire sert toujours de lieu de lutte pour les étudiants mobilisés contre la réforme des retraites et la précarité étudiante*. Pendant ce temps, les partiels des étudiants en sciences de l’Homme vont bientôt arriver… Bref, la vie étudiante a repris ses droits. La Victoire était toujours bloquée ce mercredi, une semaine après.

Photographie d'Adrien
AdrienTwitter
Amateur.
Et un joyeux Noël