Les frais de l’infortune
Depuis deux mois maintenant, les gilets jaunes battent du pavé, terrorisent les rond-points, et ont semé la cacophonie dans la parole gouvernementale. À Paris comme (surtout) en province, des femmes et des hommes manifestent, plus ou moins violemment, depuis une soixantaine de jours pour défendre leur pouvoir d’achat, avec comme élément déclencheur la hausse des taxes sur le pétrole, ayant pour but de faire payer les pollueurs (à savoir ici, les voitures). Et cette mobilisation a marché : après plusieurs semaines de manifestations, marquées surtout par les violences à Paris, le gouvernement a dû lâcher du lest, annoncer des mesures sociales en faveur des plus démunis, puis mettre en fanfare un « grand débat » aux Français.
La colère collective a donné ses fruits.
Alors pourtant que l’on aurait pu s’attendre à une mobilisation des étudiants dans ce mouvement général, il n’en a été rien, ou presque. Les mouvements étudiants du printemps dernier ont laissé place à des manifestations lycéennes, qui ont fait un peu de bruit, entraîné des blocages de lycées, mais qui pour l’heure restent encore minoritaires et oubliées, dans le flux d’actualité des gilets jaunes. Des jeunes se sont mobilisés contre Parcoursup, contre la réforme du baccalauréat, mais pas en nombre, pas en masse, et donc sans les mêmes retombées médiatiques.
Cependant, en arrière-plan, une grogne monte peu à peu. Et elle est due à des annonces du gouvernement.
Choose France
Le 19 novembre dernier, le gouvernement annonce un plan « Bienvenue en France », sous-titré Choose France, ayant pour but de redorer le blason de la France pour les étudiants étrangers, avec un objectif annoncé de 500 000 étudiants d’ici une dizaine d’années, soit une augmentation de plus de 50 %. Pour arriver à cela, le gouvernement a présenté plusieurs mesures, chargées de faciliter la venue des étudiants, et de les encourager à venir en France :
- la simplification de la politique de visas, qui passe d’après le dossier de presse par la priorisation des demandes de visas émises par les étudiants, la gestion de ces dernières par des entreprises privées, ou le don d’un visa temporaire avant la validation du dossier, afin de commencer l’année ;
- le doublement des enseignements de Français Langue Étrangère (FLE), afin de subvenir aux besoins d’une population étudiante non-francophone multipliée par deux avec ce plan ;
- la suppression des dits « verrous juridiques » qui empêcheraient de disposer de certaines formations en anglais ;
- la création de diplômes d’établissements à destination des réfugiés ;
- la création d’un label « Bienvenue en France », gratifiant les établissements faisant des efforts dans l’accueil des étudiants étrangers — via des guichets uniques aux étudiants étrangers, l’aide à l’installation urbaine… ;
- plus d’aide à l’accès au logement pour les étudiants étrangers, via… la traduction en anglais du site Lokaviz, un site du CROUS d’annonces entre propriétaires et étudiants, et l’accès au fonds de garantie Visale, pour que l’État paie la caution ;
- l’augmentation du nombre de diplômes délocalisés, c’est-à-dire des diplômes hors France gérés par une université française ;
- l’application de « frais différenciés », calculés afin que les étudiants étrangers, ne payant pas d’impôts en France, paient un tiers du coût réel des formations ;
- le triplement des bourses d’études, données par l’État français, mais également (c’est une nouveauté) par les établissements eux-même, qui pourraient délivrer ces bourses, qui exemptent les étudiants de la politique de frais différenciés.
Or, ce sont ces deux derniers points qui suscitent l’émoi dans la communauté universitaire aujourd’hui. La réforme prévoit ainsi une explosion des frais d’inscriptions à l’université français, pour les étudiants dits « extracommunautaires », c’est-à-dire ne venant pas d’un des pays de l’Espace Économique Européen, composé de l’Union Européenne, de l’Islande, du Liechtenstein, de la Norvège et de la Suisse :
- une année en licence coûterait 2 770 €, au lieu de 170 € pour les Européens, soit une multiplication par 16 ;
- une année en master coûterait 3 770 €, contre 243 € pour les Européens, soit une multiplication là aussi par près de 16 ;
- un doctorant paierait 3 770 € par an, au lieu de 380 € pour les Européens, soit 10 fois plus.
Nous avons donc décidé que les étudiants internationaux qui ne résident pas dans l’Espace économique européen paieront des frais d’inscription correspondant approximativement au tiers du coût réel de leur formation. #BienvenueEnFrance #RUF2018 https://t.co/LYbKqs3EBv
— Edouard Philippe (@EPhilippe_LH) November 19, 2018
Le but de cette opération est multiple. Officiellement, cette application de frais différenciés permettrait d’apporter « plus d’équité » dans le système universitaire actuel, où 245 000 personnes viennent en France pour avoir un diplôme universitaire avec des frais d’inscription modiques, sans qu’ils ne paient d’impôts directs en France. Ainsi, les étudiants extracommunautaires paieraient le tiers du coût de leur formation, ce qui permettrait d’allouer ces fonds à d’autres tâches, comme le financement des bourses pour les étudiants étrangers motivés les plus démunis. Pour ces derniers, et afin de donner un minimum de souplesse à l’application de la réforme, des bourses et exonérations seraient proposées :
- 15 000 bourses délivrées par le Gouvernement, contre 7 000 actuellement, à destination principalement d’étudiants de pays africains et maghrébins ;
- 6 000 nouvelles bourses délivrées… par les universités et écoles, selon des critères qui leur sont propres ;
- jusqu’à 12 500 étudiants seraient exonérés de ces frais différenciés, dans le cadre de programmes d’échanges ;
- les étudiants réfugiés seraient également exonérés.
De plus, les frais différenciés ne concernent pas :
- les étudiants venant de l’UE, de l’Islande, du Liechtenstein, de la Norvège ou de la Suisse ;
- les étudiants venant du Québec, en raison d’un accord bilatéral entre la France et la province canadienne ;
- les étudiants étrangers vivant depuis plusieurs années en France.
Ainsi, d’après le dossier de presse, « un étudiant international sur quatre pourra bénéficier d’une exonération ou d’une bourse », et ainsi ne pas payer ces 2 770 à 3 770 euros de frais d’inscription.
Payer plus pour attirer plus
Pour le gouvernement, cette quête d’« équité » a plusieurs justifications. La première, celle annoncée par le Premier ministre Édouard Philippe dans le discours de présentation du plan, est de pouvoir améliorer la qualité d’accueil des étudiants étrangers, condition nécessaire pour atteindre l’objectif cité de 500 000 étrangers étudiant en France. L’argent ainsi récolté par l’augmentation des frais d’inscription permettrait de financer des actions en faveur des étudiants étrangers, comme les mesures de ce plan, ou l’augmentation du nombre de cours dispensés en anglais.
« C’est un choix fort, un choix de solidarité et d’ouverture, qui nous permettra de mieux accueillir les étudiants qui choisissent la France. »
— Édouard Philippe, Présentation de la stratégie d’attractivité pour les étudiants internationaux.
Une seconde, plus ou moins assumée, est d’augmenter le “niveau” des jeunes venant en France faire leurs études. On retrouve ainsi cette justification entre les lignes du dossier de presse, qui met en avant « les étudiants internationaux à la recherche d’un enseignement de qualité » et les meilleurs étudiants des pays émergents et à bas niveau de revenu.
En effet, souvent, l’attrait des étrangers pour les études françaises est dû à leur faible coût. Pour des étudiants venant de pays à faibles revenus (Amérique du Sud et Afrique, essentiellement), des études à 170 ou 243 € sont une chance, à comparer aux milliers d’euros demandés pour une année d’étude dans les pays anglophones ou asiatiques. Ajoutez à cela… le fait d’avoir des études en français, qui est incontestablement un avantage pour les francophones, nombreux en Afrique, et vous obtenez ce chiffre de 45 %. Actuellement, 45 % des étudiants internationaux en France viennent d’un pays africain, dont 11 % pour le Maroc, premier pays d’origine des étudiants étrangers, d’après les chiffres du Ministère de l’enseignement supérieur, cité par l’organisme Campus France.
Or, le gouvernement souhaite avoir plus d’étudiants venant de pays à plus haut niveau de ressources, et ainsi concurrencer les pays anglosaxons, qui ramènent pour eux les têtes de classe. En clair : avoir des étudiants ayant un meilleur niveau de vie, et (c’est malheureusement souvent une conséquence) un meilleur niveau scolaire, et ainsi augmenter la renommée de la France en termes universitaires, plutôt que d’être le refuge universitaire du tiers-monde.
Et cela va de pair avec le troisième objectif, lui non affiché mais bien revendiqué : ne pas rater le grand virage de la géopolitique étudiante : l’accès des Chinois aux études supérieures. Cela fait déjà plusieurs années que la Chine envoie de nombreux étudiants dans les pays étrangers. Depuis le début des années 2000, le nombre de Chinois faisant des études supérieures ne fait qu’augmenter, et avec le nombre d’étudiants qui partent à l’étranger. Ces derniers étaient ainsi plus de 600 000 en 2014, et plus de 850 000 en 2017 d’après l’UNESCO… et le chiffre ne devrait faire qu’augmenter, d’après un expert chinois qui estime que 200 000 étudiants chinois supplémentaires partiront à l’étranger dans les quelques prochaines années. Mais ils boudent la France : le nombre de Chinois étudiant en France a quasiment stagné en cinq ans, là où le nombre d’étudiants venant de Chine dans le monde a augmenté de 18 %, d’après un dossier de l’organisme Campus France. À côté de cela, le nombre d’étudiants chinois aux États-Unis a plus que doublé en six ans, et globalement augmenté dans tous les pays anglosaxons, qui pratiquent pourtant des frais d’inscription nettement plus élevés que chez nous.
En 2010, un rapport des inspections générales de l’administration de l’Éducation Nationale et du ministère des Affaires Étrangères pointait le fait que les étudiants chinois choisissant la France sont ainsi les reliquats des études secondaires chinoises :
« La France accueille très majoritairement des étudiants qui ne sont pas admis dans le système d’enseignement supérieur chinois, très sélectif, qui ne seront probablement pas la future élite chinoise, et qui arrivent avec un niveau d’études globalement inférieur à celui des autres étudiants étrangers. Les meilleurs étudiants chinois restent en Chine, ou bien se dirigent vers des filières dont ils s’assurent de la sélectivité, dans les autres pays ou dans nos grandes écoles. »
— Rapport interne sur les étudiants chinois en France, cité par Le Point.
À l’Université de Bordeaux, lors d’une réunion d’échanges sur ce Plan présenté par le gouvernement, le directeur du collège Sciences & Technologies, organisateur de la réunion, affichait ainsi l’argumentaire gouvernemental : le marché asiatique « ne comprend pas que l’on peut proposer des formations de qualité en ne payant que 200 € ». Le même argument est repris par la Cour des Comptes, dans un rapport qui avait fait débat début décembre (car prônant une hausse pour tous les étudiants) : « Les étudiants originaire d’Asie-Océanie, qui représentent 16 % des étudiants étrangers en France en 2016–2017, seraient très attachés au montant de droits d’inscription exigés pour une formation, reflet de la qualité de celle-ci selon eux. »
Un pari pour l’avenir
Pour contrer cela et attirer ainsi les fortes têtes des pays d’Asie, la nouvelle stratégie étatique serait ainsi d’augmenter les frais d’inscription, pour attirer non plus les personnes attirées par des études peu chères, mais celles attirées par l’Enseignement Français. Une sorte de « quitte ou double » — la France, tu l’aimes ou tu la quittes — qui peut jouer en faveur ou en défaveur des universités françaises et de leur attractivité, quand bien même elles n’ont pas été prévenues de la nouvelle.
« Habitués à mesurer la valeur d’une formation à l’aune du tarif qu’elle pratique, les étudiants asiatiques jugeraient fort mal aujourd’hui les diplômes français, trop bon marché pour paraître de bonne qualité. Il suffirait ainsi de multiplier les droits par quinze ou vingt pour redorer d’un coup l’image des formations françaises : c’est facile, et en plus ça peut rapporter gros. »
— Matthieu Gallou, président de l’université de Bretagne-Occidentale, dans une tribune parue au Monde daté du 06 décembre 2018.
La Cour des Comptes a elle aussi noté cet effet de frein, constaté en Suède et au Danemark, où le nombre d’étudiants internationaux entrants a diminué de près de 30 à 35 % après application d’une différenciation des frais d’inscription, et s’en émeut :
« Des droits d’inscription plus élevés pourraient dissuader certains étudiants de venir étudier en France, soit en raison de moyens insuffisants pour prendre en charge ces coûts supplémentaires, soit parce qu’ils considèreraient le tarif comme non justifié au regard de l’offre de formation. »
— La Cour des Comptes, rapport Les droits d’inscription dans l’enseignement supérieur public, décembre 2018.
Cette augmentation des frais pour les étudiants extracommunautaires relève au fond d’un pari, et jouera le rôle d’évaluation nationale de la qualité de nos enseignements : peut-on réussir à attirer les étudiants pour notre qualité, et non notre prix ? Les étudiants internationaux venant en France sont globalement satisfaits de leurs études en France, comme le montre des statistiques de Campus France. Mais cette perception locale n’est potentiellement pas celle internationale, et le gouvernement joue le risque de se prendre un camouflet, vis-à-vis de son objectif — souhaitable — de 500 000 étudiants internationaux d’ici huit ans.
Face à ce pari gouvernemental, les universités ont fort à perdre, en termes d’étudiants et de renommée internationale. Les étudiants étrangers viennent actuellement remplir leurs rangs en master et en doctorat notamment. Le risque du plan Choose France est de perdre en chercheurs, qui contribuent à la reconnaissance mondiale de la faculté. Plus globalement, les facs françaises sont connues dans le monde par la réputation des études françaises, elles qui se sont construites essentiellement par ses faibles coûts. Le temps que les mentalités changent, que la France soit perçue comme le gouvernement le revendique, il faudra des années, où le nombre d’étudiants internationaux va potentiellement prendre un coup.
Et ça, c’est les universités ne veulent pas y penser.